Le début de cette histoire se trouve ici. La fille du Trauco est l’une des onze nouvelles qui composent Fragments de Sud.
Trois mois ont passé depuis que Don Oscar a fait irruption sous le porche de la poste un jour de pluie. Chaque fois qu’elle passe à cet endroit – autrement dit : chaque jour, en revenant de la plage – Rosa Maria sent une drôle de crispation au creux de son ventre. Une attente, un espoir. Son cœur bat plus vite. Sa respiration s’accélère. Ses yeux ne peuvent pas s’empêcher de se poser – une fraction de seconde – sur la porte qui, un jour, s’est ouverte.
Mais chaque jour, l’espoir est déçu : la porte de la poste reste fermée.
Au début, Rosa Maria était simplement heureuse. Heureuse de savoir que, malgré les apparences, elle n’était pas complètement seule sur terre. Que quelqu’un, quelque part, savait qui elle était et s’intéressait à elle. Mais au fil des jours, une question est apparue et ne l’a plus quittée, lancinante : qui ?
Dans le potager, les semences de la vieille Bernardita produisent à foison. La poule, dans son enclos de bois tressé, pond un œuf presque tous les jours. Jamais la vie de Rosa Maria n’a été aussi facile : elle ne sait même plus ce que c’est que d’avoir faim ! Mais c’est un autre manque qui la ronge…
Qui est donc ce père qui lui a écrit ? Pourquoi n’écrit-il plus ? Pourquoi n’a-t-il pas signé sa lettre ? Et surtout : où peut-il bien vivre, ce père qu’elle n’a jamais connu ?
La jeune fille l’imagine vendeur ambulant. Il y en a, de temps en temps, qui s’arrêtent au village. Ils ont toujours plein d’histoires à raconter. Elle se souvient aussi d’un mime qui était passé quand elle était toute petite. Sa mère avait adoré ce spectacle qui se déroulait dans son monde à elle – le monde du silence – et la mettait enfin au même niveau que tous les autres. Son visage rayonnait quand l’artiste avait fait le tour de l’assistance avec son chapeau. Et si c’était lui, ce père inconnu ?
Sa seule certitude, c’est que son père n’est pas du village. Sinon, il y a longtemps que quelqu’un aurait vendu la mèche.
Comme tous les matins, Rosa Maria presse le pas pour passer devant la poste avant l’heure de fermeture. Mais aujourd’hui, tous les volets sont fermés. Est-elle donc tellement en retard ?
Devant le bâtiment, il y a un petit groupe de personnes qui discutent. Le curé du village est là. Une voix s’élève et couvre les autres :
— Il faut prévenir Bernardita !
Rosa Maria comprend qu’il est arrivé quelque chose à Don Oscar. Son cœur s’arrête de battre un bref instant : s’il n’y a plus de postier au village, qui pourrait lui remettre une autre lettre ? C’est comme si le seul lien entre son père et elle venait de se briser.
Désemparée, la jeune fille poursuit son chemin, tête basse. Arrivée chez elle, elle n’a même pas le cœur à préparer la cazuela…
Depuis deux jours, Rosa Maria ne sort plus de chez elle. Elle n’a goût à rien. Elle n’a même pas faim… C’est tout juste si elle prend la peine de se lever et de s’habiller. Dehors, le soleil brille pourtant de tous ses feux, dardant ses rayons par la fenêtre de la maisonnette. Mais rien n’y fait : ni le chant de la poule qui vient de pondre, ni le cri des mouettes – qui l’a pourtant toujours fait sourire. La jeune fille se sent aussi inexistante qu’un fantôme.
Étendue sur son lit, les yeux au plafond, elle ressasse sans arrêt la même chose : Don Oscar est mort.
— Rosa Maria !
Une voix a traversé la porte. La voix éraillée d’une vieille femme. La voix de la vieille Bernardita. Que fait-elle ici ? Jamais elle n’est venue jusqu’à la maisonnette d’Antonia.
La jeune fille se lève d’un bond et ouvre la porte. Puis, soudain figée, elle attend.
— Eh bien, tu ne me laisses pas entrer ? gronde la vieille.
Décontenancée, Rosa Maria s’efface. La vieille Bernardita grimpe les deux marches qui mènent à l’unique pièce, avance un peu, lance un regard circulaire autour d’elle, et fait face à la jeune fille.
— J’ai quelque chose pour toi.
— Quelque chose pour moi ? s’étonne Rosa Maria.
— Oui. Tiens !
Une enveloppe. Adressée à « Rosa Maria de la Pointe de la Madone ». La jeune fille ne comprend pas, mais elle l’ouvre. En sort un unique feuillet, plié en quatre. Couvert de la même écriture. Celle de son père !
Les battement affolés de son cœur lui font trembler les doigts, mais petit à petit, elle déchiffre le texte.
« Ma femme est morte sans avoir eu d’enfant. Tu es ma seule fille. Mon unique héritière. Tout ce que je laisse est pour toi. Occupe-toi bien de ma mère. Oscar. »
Ébahie, Rosa Maria regarde la vieille Bernardita.
— Don Oscar ? Mon père ?
— Oui, acquiesce la vieille. Je l’ai toujours su.
— Mais la lettre ? L’autre ! Elle était arrivée par la poste !
— Non. C’est lui qui l’avait écrite. Il espérait que tu comprendrais… Tu n’avais pas vu qu’il n’y avait pas de timbre sur l’enveloppe ?
FIN
La fille du Trauco est l’une des onze nouvelles qui composent le recueil Fragments de Sud.
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