Lors de notre première séance, il m’avait accueillie armé d’une liasse de feuilles, toutes recouvertes de son écriture légèrement penchée vers la droite. Ensuite, il m’avait amenée dans son antre, au sous-sol : l’atelier où il s’appliquait à restaurer des meubles anciens.
Le lieu n’était pas vraiment confortable : nous y étions assis sur des tabourets, installés sur une table minuscule, avec pour seul chauffage un appareil radiant fixé sur une bouteille de gaz. Mais nous y avions une jolie vue sur le lac qui se trouvait en contrebas de son terrain. Et surtout : ce lieu se trouvait loin des oreilles de sa femme.
J’ai vite compris en effet que derrière ses traits d’humour et son apparente confiance en lui se cachaient une pudeur et une timidité qui le rendaient mal à l’aise à l’heure de se raconter. Même devant elle.
C’est aussi pour cela qu’il avait tout écrit. Car après avoir lu quelques lignes à peine, il me tendit la liasse de feuilles.
– Tenez, lisez vous-même ! Comme ça, vous verrez si vous arrivez à comprendre.
Le prétexte n’en était finalement pas vraiment un : il était en effet utile de vérifier que je pouvais déchiffrer son écriture. Mais son soulagement lorsque je m’emparai des feuilles, bien réel, montrait assez que le véritable objectif n’était pas là.
Entendre son histoire dans ma bouche l’éloignait de lui. De ses émotions. Cela facilitait les choses. D’ailleurs, à chacune de mes visites suivantes, j’eus droit à la même pile de feuilles. Plus ou moins haute, mais toujours précise. Et numérotée.
Parfois, il râlait :
– Mais quel boulot vous me demandez !
Je répondais en souriant qu’il n’était pas obligé d’écrire autant. Qu’il lui suffisait de noter quelques mots et qu’il me raconterait le reste de vive voix… Mais rien n’y faisait.
Il avait manifestement besoin de cette phase d’écriture solitaire pour se préparer à nos entretiens. Ce devait être une espèce de sas de décompression. Une étape d’assimilation.
Ensuite, seulement, la parole pouvait intervenir. En complément. Pour préciser les choses.
Et puis il y avait le rire. Qui a tellement souvent résonné dans l’atelier !
L’important était qu’il trouve sa propre façon de se raconter. Celle qui lui permettait d’être suffisamment à l’aise avec les mots pour prendre plaisir à me les transmettre. Le reste… Après tout, c’était mon travail, non ?
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