Fayad habite une grande maison de la médina. Il n’est pas exceptionnellement riche, mais il a un peu de bien et c’est un homme respecté. Lorsqu’il rentre chez lui après sa journée au magasin (à pied, comme toujours) on prend souvent le temps de le saluer.
Sidi Fayad, comme certains s’aventurent même à l’appeler en baissant la tête, est un homme de bien, influent dans la communauté. Il peut être utile de le compter parmi ses amis. Alors on n’hésite pas, parfois, à le flatter.
Fayad s’en amuse. Il n’est pas dupe. Il sait que les paroles qui coulent, sucrées comme le miel, servent le plus souvent à masquer le poison de l’envie ou de la jalousie. L’Homme est ainsi fait.
En arrivant chez lui, Fayad entre dans sa pièce préférée, celle dont la porte donne sur la fontaine qui trône au milieu de la cour. Laissant ses babouches à l’entrée, il savoure le contact du tapis moelleux sous ses pieds et s’avance jusqu’à sa place fétiche, le long du mur, juste en face de la porte. Il s’assied sur les coussins.
Sur la table basse, devant lui, comme tous les jours, il y a un plateau. Avec une théière en argent au goulot long et gracile et un unique verre orné de dorures. Fayad soupire d’aise : l’odeur de la menthe poivrée lui chatouille déjà les narines…
La silhouette qui s’encadre soudain dans la porte lui fait froncer les sourcils. La bonne sait bien qu’il n’aime pas être dérangé à l’heure du thé.
« Que veux-tu ?
— Pardonne-moi, Sidi, s’excuse la vieille femme en joignant les mains, mais tu as de la visite.
— De la visite ? Eh bien, fais entrer ! »
L’ombre, à la porte, semble hésiter. Fayad s’agace.
« Eh bien, qu’attends-tu ?
— J’y vais, Sidi. Je cours. Je vole ! »
Fayad secoue la tête en soupirant. Cette bonne, quand même, quelle idiote… À croire qu’elle débute à son service. Pourtant, cela doit bien faire… Combien, déjà ?
Fayad réfléchit. Lorsqu’il était enfant, Fatima était déjà là. À vrai dire, il l’a toujours connue. C’est à se demander comment elle a fait pour vivre aussi longtemps : depuis qu’il est petit garçon, elle a l’air d’une vieille femme.
« Bonsoir, Sidi Fayad. »
Perdu dans ses pensées, l’homme n’a même pas vu arriver sa visiteuse. Il est doublement contrarié. D’une part parce que c’est une femme (depuis quand les femmes s’autorisent-elles à venir le voir ainsi, sans y être invitées ?), d’autre part parce qu’elle l’a surpris en flagrant délit de rêverie. Malgré tout, il lui fait signe d’entrer.
La jeune femme fait quelques pas dans la pièce, regard baissé. Fayad en profite pour l’observer. Elle est plutôt jolie. Dommage qu’elle soit si peu au fait des traditions. Mais enfin, elle a la décence de ne pas le regarder en face, c’est déjà cela.
Bien droite, la jeune femme s’est arrêtée. Ses mains maintiennent fermement le voile qui couvre ses cheveux, lorsqu’elle plante soudain son regard dans celui de son interlocuteur.
« Je viens pour Habiba.
— Ma femme ? Vous la connaissez ? »
Fayad s’est marié quelques mois plus tôt pour la troisième fois de sa vie. Il faut dire qu’il n’avait pas eu de chance jusque là.
Sa première épouse était morte en couches, en même temps que l’enfant qu’elle portait. Une fille. Allah lui en aura voulu de ne pas avoir su donner à son mari l’héritier mâle auquel il avait droit. Un an plus tard, Fayad se remariait.
Sa deuxième femme n’avait pas tardé à lui donner le fils tant espéré et Fayad jubilait. Mais la mère et l’enfant avaient été emportés par une mauvaise fièvre au cours de l’hiver. L’homme s’était alors dit qu’il fallait y voir un signe. Sans doute n’était-il pas fait pour fonder une famille. Il avait plus ou moins fait vœu de célibat et s’était consacré à ses affaires.
Tout le monde, en ville, connaissait son magasin : « Aux portes du ciel ».
On y trouvait de tout. De la paire de babouches au plateau de cuivre pour le thé, en passant par le pain de sucre, le seroual ou la peau de chèvre. Fayad y passait des journées longues comme une vie de misère, à discuter sans fin avec les clients des prix des marchandises. C’était ce qu’il préférait, dans le commerce : la discussion.
Assis sur des coussins, devant un thé à la menthe, il prenait le temps qu’il fallait pour ciseler des échanges mouchetés, était capable de passer des heures à marchander pour quelques malheureux dirhams, juste pour le plaisir de jouer avec son interlocuteur.
Il y a des gens qui jouent aux échecs ; Fayad marchandait. Pour lui, c’était la même chose. Le jeu, l’échange, la stratégie, l’anticipation… Sauf que dans le magasin de Fayad, il n’y avait jamais de vainqueur et de vaincu.
Il n’y avait que deux hommes satisfaits. Des hommes, bien sûr. On ne peut pas discuter avec les femmes : elles sont trop frivoles.
À l’aube de la cinquantaine, alors que dans l’esprit de tous (à commencer par le sien) il était voué à une vieillesse solitaire et sage, Fayad avait pris la décision de se remarier.
Bien des lunes avaient passé depuis sa dernière union. Une telle patience lui vaudrait sans doute la clémence d’Allah. Peut-être lui accorderait-il même le privilège d’élever un héritier ?
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