La période est propice aux cadeaux et aux jolies histoires. Au nom d’Allah est tout cela en même temps. C’est aussi l’une des onze nouvelles qui composent Fragments de Sud.
Bonne fin d’année 2011 !
2010
Leïla est fatiguée. L’escalier qui mène à son petit appartement sous les toits lui paraît soudain interminable. Six étages sans ascenseur, c’est beaucoup quand on a passé la journée debout, à faire le ménage.
Devant sa porte, elle s’arrête. Pousse un soupir de soulagement. Pose son cabas par terre et se met à farfouiller dans ses poches : elle ne se rappelle jamais dans laquelle elle a mis ses clés !
La porte refermée derrière elle, Leïla enlève le fichu qui lui protège les cheveux, déboutonne son manteau et s’approche de la fenêtre. Devant elle, les toits de Paris ondulent, comme les vagues d’un océan de zinc. Elle ouvre un vantail et penche la tête à l’extérieur : sur la corniche, au dessous d’elle, des pigeons la regardent de leur œil brillant, tête penchée à droite, puis à gauche. Ils la font rire. Ils ont été ses premiers amis dans cette ville étrangère.
1988
Leïla est heureuse. Institutrice à l’école Hofret el Abbès, dans le Sud algérien, elle apprend les rudiments du français à de jeunes enfants qui ne connaissent guère que l’arabe. Le français… Elle a toujours aimé cette langue. C’est pour ça qu’elle a choisi d’exercer ce métier.
Lazhari, son mari, est professeur au collège de la ville. Ensemble, ils ont eu un fils, qu’ils ont prénommé Mohamed, comme tous les fils aînés doivent l’être. L’enfant a trois ans. Des boucles brunes, un sourire d’ange, des yeux sombres qui lui font chavirer le cœur : le fils de Leïla est sa fierté et son bonheur. Son soleil quotidien.
Aujourd’hui, deux Français sont arrivés chez elle. Ils sont jeunes – vingt-deux ou vingt-trois ans, pas plus – et ils voyagent à moto. Un garçon et une fille. C’est un vieil ami de Lazhari qui leur a donné leur adresse. Leïla les a trouvés devant sa porte en rentrant de l’école. Ils attendaient là depuis un moment, manifestement : les voisins leur avaient déjà offert le lait et les dattes, signes de bienvenue que l’on réserve à tous les visiteurs.
Leïla les a fait entrer dans sa cour, puis dans sa maison. Elle préparait le thé à la menthe quand Lazhari est rentré. Il a eu l’air surpris de trouver des Français chez lui, mais son visage s’est tout de suite éclairé quand ils ont prononcé le nom de Driss. Il y a des années qu’ils ne se sont pas vus – depuis leurs études à Alger, en fait – mais à l’époque ils étaient comme des frères. Alors tout ce qui vient de Driss est précieux.
— Comment va-t-il ?
— Bien ! Il dirige une imprimerie. En fait, c’est parce qu’on est tombé en panne juste devant son entreprise qu’on l’a rencontré. Le moteur a fait un drôle de bruit, comme une explosion, et la moto s’est arrêtée net. Des gens sont venus voir. Parmi eux, il y avait Driss. Il nous a aidés à faire réparer. Et quand il a su qu’on allait passer par ici, il nous a donné votre adresse.
— Il est marié ?
— Non.
Lazhari hoche la tête. Driss n’a jamais aimé faire comme tout le monde. C’est ça qu’il a toujours admiré chez lui : sa liberté d’esprit. Avec la religion aussi, il était capable de prendre des distances, professant un islam moderne et dépouillé. Rien que d’y penser, Lazhari en frémit encore…
Après avoir installé le service à thé sur le plateau du salon, Leïla s’est réfugiée dans sa cuisine. Lazhari va faire le service : c’est le rôle de l’homme de la maison. Et puis, elle préfère. De là où elle est, elle va pouvoir observer sans se faire remarquer. C’est la première fois qu’elle reçoit des Français chez elle. Des Français de France. Forcément, ils ne vivent pas comme elle. Déjà, la fille a les cheveux courts. Elle porte un pantalon – c’est sûr que c’est plus pratique, à moto… – et elle parle à Lazhari aussi naturellement qu’à Leïla. Son ami, lui, a les cheveux longs. C’est le monde à l’envers !
Lazhari les invite à rester dîner et dormir : c’est bien le moins que l’on puisse faire pour des gens recommandés par un vieil ami.
— Restez une semaine, si vous voulez ! s’enthousiasme-t-il.
Les Français rient et se regardent, un peu étonnés. Cette hospitalité… Ils n’ont pas l’habitude. Dans leur pays, disent-ils, on n’accueille pas les étrangers aussi facilement. Et puis, l’Algérie est grande, ils n’ont une autorisation de séjour que pour un mois et il y a encore tout le Sahara à traverser… Ils ne resteront que jusqu’au lendemain.
Leïla est déçue : elle aurait aimé passer plus de temps avec eux. Leur présence dans sa maison, c’est comme un linge humide sur le visage un jour de vent de sable. Une sensation de fraîcheur venue d’ailleurs.
Au nom d’Allah est l’une des onze nouvelles qui composent le recueil Fragments de Sud.
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