Cette histoire a commencé ici. Au nom d’Allah est l’une des onze nouvelles qui composent Fragments de Sud.
Encouragé par le soutien de son père – et de la majorité des hommes du quartier – Mohamed en rajoute. « Les filles ne sont pas assez surveillées » a-t-il pris l’habitude de dire. Alors il a décidé d’organiser, avec d’autres garçons de son âge, un système de garde. Dorénavant, gare à celle qui s’aviserait de parler trop fort, de sourire à un garçon ou de découvrir un peu ses cheveux. Les gardiens d’Allah voient tout. Et ils ne se contentent pas de voir : ils sévissent.
Même les femmes plus âgées peuvent faire les frais de cette surveillance de tous les instants. C’est ce qui est arrivé à Leïla aujourd’hui.
Elle rentrait du marché, avec son cabas plein de légumes, quand elle a croisé Fadela qui revenait de la poste. Il y avait une lettre pour elle. De France. Leïla était tellement heureuse ! Elle a empoché le courrier et s’est dépêchée de rentrer chez elle.
Là, elle a ouvert la précieuse enveloppe. Les lettres de la Française ne sont pas très fréquentes, alors à chaque fois c’est un événement. Là, en plus, il y avait des photos. Maintenant, les Français ont deux enfants, eux aussi. Un garçon et une fille. Blonds, souriants, libres.
Quand Amina est rentrée de l’école, elles ont regardé les photos ensemble. La lettre ne racontait rien d’exceptionnel ; elle donnait juste les dernières nouvelles. Mais Amina aussi aime bien lire les lettres de France.
Elles étaient tellement occupées qu’elles ne se sont rendu compte de rien quand Mohamed est arrivé. Jusqu’à la gifle.
— Tu caches des choses à ton mari, maintenant ? C’est quoi, ce courrier que tu reçois à l’école ?
Mohamed ne criait pas, comme il le fait d’habitude. Les mots tombaient juste de sa bouche, tranchants comme le rasoir. C’était encore plus terrifiant.
Leïla a tenté d’expliquer. Elle a parlé des Français. Elle a bien dit que c’était la femme qui lui écrivait. Rien n’y a fait.
— Oublie tes roumis.
Mohamed est parti avec la lettre et les photos. Leïla et sa fille sont tombées dans les bras l’une de l’autre.
2005
Leïla n’en peut plus. Elle a supporté beaucoup de choses, pourtant. Mais là, ce n’est plus possible. Que son mari la cloître dans sa maison, qu’il se mette à la frapper régulièrement et sans raison, que son fils n’ait plus aucun respect pour elle, qu’il la traite comme une servante tout juste bonne à ramasser ses babouches… Tout cela, elle l’a accepté sans broncher. Parce qu’elle respecte le livre sacré. Mais que Lazhari et Mohamed décident tous les deux, sans lui en parler, de marier Amina – quinze ans – à un veuf de l’âge de son père, ça, elle ne l’acceptera pas.
Bien des années ont passé depuis la dernière visite des Français, mais la femme écrit toujours. Bien sûr, Leïla a dû prendre des précautions pour que cette correspondance continue. Elle a appris à se méfier de tout le monde, a développé de vraies ruses d’agent secret pour que ses lettres à elle puissent partir et que celles de la Française ne soient plus interceptées. Sans bien savoir ce qui la poussait à le faire, d’ailleurs. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’elle ne faisait rien de mal en échangeant du courrier avec une autre femme. Et quelque chose en elle lui disait que cet échange ne devait surtout pas s’arrêter. Qu’il était le fil – fragile – qui la reliait encore à sa vie d’avant, quand les hommes n’étaient pas devenus fous.
Leïla a tout organisé. La Française va lui envoyer une invitation qui lui permettra d’obtenir des visas pour sa fille et elle. Une cousine d’Alger se marie bientôt, toute la famille va faire le déplacement. Pendant la fête, les femmes sont toujours entre elles et un peu plus libres qu’à l’ordinaire. En ville, Lazhari n’osera pas faire peser sur elle le même poids de méfiance que chez lui.
Leïla ne sait pas encore exactement comment elle va faire, mais elle sait qu’elle va arriver à quitter le pays. Allah ne peut pas vouloir de cette vie pour sa fille !
2010
Leïla sourit aux pigeons. Son regard se perd dans la nuée des toits parisiens. Un instant, son esprit les remplace par une succession de dunes. Celles que l’on voit depuis le château de la palmeraie, là-bas, en Algérie. Elles se perdent à l’infini, dans le flou du ciel. Comme les toits ici. Tout cela est si loin, maintenant…
Un coup discret frappé à la porte la fait se retourner : une jeune fille est en train d’entrer.
Comme toutes les Parisiennes de son âge, elle est vêtue d’un jean’s et d’une veste noire, des bottes de la même couleur recouvrant ses pieds. Ses longs cheveux bruns tombent en cascade sur ses épaules. Ses yeux noirs en amande, qu’elle ne prend jamais la peine de maquiller, pétillent tandis qu’elle agite un papier devant le visage de Leïla.
— Regarde, Maman, j’ai réussi mes examens ! Bientôt, je serai assistante sociale. Je pourrai aider les autres femmes à gagner leur liberté !
Amina rit. Leïla aussi. Allah est grand ; elle le savait.
FIN
Au nom d’Allah est l’une des onze nouvelles qui composent le recueil Fragments de Sud.
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P.-S. : Fragments de Sud existe aussi en papier. Achetez-le sur mon site d’auteur.
Bravo pour cette nouvelle. On est vite pris dans l’histoire et on ne peut plus la lâcher avant d’arriver à la fin 🙂
Rébecca Articles récents..BONNE ANNEE 2012
Bonjour Rébecca,
Bienvenue sur mon blog et merci pour ce premier commentaire, élogieux qui plus est !
C’est toujours une satisfaction, surtout lorsque ce genre de réaction vient d’une autre amoureuse de l’écriture 🙂
À bientôt
Florence
Enfin Florence ! C’est une superbe idée de publier cette belle histoire, merci. 🙂
Jean-Philippe Articles récents..Les testamentés (6)
Devine qui a donné l’impulsion ? 😉