Le début de cette histoire se trouve ici. La fille du Trauco est l’une des onze nouvelles qui composent Fragments de Sud.
— C’est bien le moment de repenser à tout ça…
Sans s’en rendre compte, elle a parlé tout haut. De toute façon, qui pourrait l’entendre ? Personne ne met le nez dehors par un temps pareil ! D’ailleurs, il faudrait bien qu’elle songe à rentrer : la pluie a complètement transpercé ses vêtements.
Tournant le dos à la mer, à la Pincoya, au Trauco et à tous ses souvenirs d’enfance, Rosa Maria retraverse le village. La rue est toujours déserte et elle avance d’un pas pressé lorsqu’une voix l’interpelle.
— Rosa Maria !
Interloquée, la jeune fille se fige. Quelqu’un l’appelle ! Aussi loin qu’elle se souvienne, cela n’est jamais arrivé…
C’est Don Oscar, justement. Il est veuf depuis peu, mais cela n’a sûrement rien à voir. Il a dû l’apercevoir par la fenêtre de son bureau. À l’abri sous l’avancée de toit qui surplombe toutes les portes d’entrée de Chiloé, il lui fait signe d’approcher. Rosa Maria hésite – que peut-il bien lui vouloir ? – mais c’est plus fort qu’elle : elle avance.
— Tiens ! lui dit-il abruptement lorsqu’elle le rejoint. Et sans plus de cérémonie, il lui tend une lettre.
Hésitante, la jeune fille la prend. Elle n’a guère eu l’occasion de lire depuis qu’elle a quitté l’école. Malgré tout, elle arrive à déchiffrer ; c’est bien son nom qui est écrit sur l’enveloppe : « Rosa Maria de la Pointe de la Madone ».
Don Oscar la regarde en silence. Il est sans doute curieux de savoir ce que contient l’enveloppe… Mais cette lettre est pour elle. Elle seule. Et c’est la première qu’elle reçoit de toute sa vie ! Rosa Maria ne veut pas l’ouvrir devant un inconnu. Alors, elle l’enfourne dans sa poche et repart affronter la pluie.
En arrivant chez elle, la jeune fille commence par se débarrasser de ses vêtements mouillés. Puis elle se secoue, comme elle a appris à le faire dans son enfance au contact de ses amis les chiens. Ses longs cheveux noirs fouettent l’espace autour d’elle. Elle relève le menton – comme pour se préparer à affronter un ennemi – et lance un regard noir à la statue de la Madone qui fait face à la mer, tout près de là. Puis, avec une profonde inspiration, elle s’empare de la lettre.
L’enveloppe contient un unique feuillet plié en quatre sur lequel s’étale une large écriture inclinée. Les lettres sont dessinées avec application, comme pour en faciliter la lecture. Le texte est bref, mais le déchiffrer demande de gros efforts à la jeune fille. Enfin, elle y parvient.
« Rosa Maria, articule-t-elle à voix haute, tu n’es pas la fille du Trauco : c’est moi qui ai fait un enfant à ta mère. Je suis ton père. »
Le texte n’est pas signé, mais Rosa Maria s’en moque. Elle a un père ! Elle n’est donc plus la fille de personne… En cet instant, c’est tout ce qui compte pour elle.
Avec un nouvel entrain, elle se met à préparer sa soupe. La cazuela, comme on dit à Chiloé. Quand on a les moyens, on y met tout un tas de choses : des légumes, de la viande, du poisson, des fruits de mer, du maïs… La base, l’essentiel, l’incontournable, c’est la pomme de terre. Après, c’est selon les disponibilités et l’envie du moment. Toutes les cazuelas sont différentes ! Même chez Rosa Maria : elle ne ramène pas toujours les mêmes choses du marché couvert. Et puis, certains jours, elle a envie d’une soupe épaisse, avec plein de pommes de terre qu’elle écrase en purée ; d’autres fois, au contraire, juste un bouillon léger avec des algues et quelques morceaux de pommes de terre taillés comme des frites à peine cuits. C’est selon l’humeur.
Aujourd’hui, la cazuela sera légère.
Dehors, la pluie s’est arrêtée. Le ciel s’est dégagé d’un coup. Nettoyé de tous les nuages lourds qui l’obscurcissaient le matin même, il est devenu d’un bleu inimitable : le bleu du ciel de Chiloé lavé par des semaines entières de pluie. Le soleil rayonne comme jamais. De l’autre côté de la mer intérieure, les volcans du continent exhibent leurs cônes enneigés avec fierté. C’est comme si l’univers tout entier tenait à célébrer la nouvelle : Rosa Maria de la Pointe de la Madone a un père !
Les jours suivants, la jeune fille se surprend souvent à chantonner. De vieilles ritournelles chilotes que les jeunes entonnent à pleins poumons au moment de la récolte. Elle, qui n’a jamais participé à ces travaux communautaires, n’a guère eu le loisir de les chanter, mais elle les a souvent écoutés de loin, accroupie derrière un buisson.
Le retour du soleil a permis aux sols gorgés d’eau de sécher un peu. Rosa Maria se met avec enthousiasme à bêcher le lopin de terre qui lui sert de potager. Elle va y planter des pommes de terre et de l’ail. Peut-être même un peu de maïs, des navets et des carottes. Cette année, elle se sent débordante d’énergie !
Si elle s’y prend bien, peut-être même que la vieille Bernardita acceptera de lui donner une poule… Une vieille poule qui ferait encore de temps en temps un œuf.
— Et puis quoi, encore ? grogne la vieille quand Rosa Maria se présente chez elle.
Mais la jeune fille voit bien que c’est sans conviction qu’elle se fâche. D’ailleurs, après avoir fermé la porte du cabanon où elle stocke ses semences, elle se dirige droit vers son poulailler. Rosa Maria doit-elle la suivre ? Elle hésite. Mais la vieille se retourne vers elle.
— Qu’est-ce que tu attends ? Tu ne crois quand même pas que c’est moi qui vais te l’attraper ?
Rosa Maria sent son cœur faire un bond dans sa poitrine. En trois enjambées, elle se retrouve derrière la clôture.
— Tu vois celle-là, là-bas ? lui dit la vieille. La rousse qui gratte le sol… Elle est à toi. Allez, vas-y ! Va la chercher. Attends pas que je change d’avis !
La fille du Trauco est l’une des onze nouvelles qui composent le recueil Fragments de Sud.
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