Au nom d’Allah (3)

Cette histoire a commencé ici. Au nom d’Allah est l’une des onze nouvelles qui composent Fragments de Sud.

El Golea

— Leïla ! Comment vas-tu ? Ça fait plaisir de te revoir !

Le Français n’a pas changé. Si, ses cheveux sont peut-être encore plus longs que la dernière fois ! Son amie aussi s’est laissé pousser les cheveux, d’ailleurs. Blondis par le soleil, ils flottent librement sur ses épaules. Cette fois, ils sont en voiture. Une Peugeot. Et ils ont amené un ami avec eux. Lui, c’est la première fois qu’il vient en Algérie.

— Soyez les bienvenus !

Lazhari est très fier de leur présenter sa fille, la petite Amina. À trois ans, elle a toute la spontanéité de l’enfance. Mais les Français l’intimident. Elle ose à peine les regarder, préférant les observer à la dérobée, accrochée à la djellaba de sa mère. Lazhari insiste. Se fâche presque.

— Amina, viens ici !

— Laisse, dit le Français. Elle finira bien par venir. Il faut juste qu’elle s’habitue à nous.

Leïla repart dans sa cuisine, aussitôt suivie par la petite fille. La Française les rejoint bientôt et s’accroupit devant Amina. La petite est toujours intimidée, mais cette fois, elle ne s’éloigne pas. Et finit même par tenter un regard, cachée derrière le rideau de ses boucles brunes. La Française lui sourit.

— Regarde : j’ai un petit cadeau pour toi.

— Pour moi ?

Amina est surprise. Pourquoi l’étrangère lui offrirait-elle un cadeau ? Mais la curiosité finit par l’emporter. Tendant ses petites mains, elle s’empare délicatement du paquet qu’on lui tend. Un regard vers sa mère, dont le sourire d’encouragement la rassure, et elle s’assied par terre pour déballer tranquillement son trésor.

— Une poupée ! Avec son biberon. Regarde, Maman, comme elle est belle !

Leïla sourit, l’étrangère aussi : Amina est ravie.

 

Au salon, on a fini de boire le thé à la menthe. Lazhari décide d’emmener les étrangers visiter le château qui domine la palmeraie. Mohamed ira avec eux.

— Et Leïla ?

— Elle a du travail. Il faut qu’elle prépare le couscous. Et puis il y a Amina : elle est trop petite pour monter jusqu’au château.

Lazhari ne dit pas qu’une femme n’a rien à faire en promenade, que sa place est dans sa maison, à s’occuper de ses enfants, mais les Français ont l’air d’avoir deviné les non-dits. La tradition – encore elle – est en cause.

 

C’est le soir. Les visiteurs sont de retour de la palmeraie, enchantés. Les hommes vont s’asseoir au salon, mais l’étrangère rejoint Leïla dans la cuisine.

— Je peux t’aider ? demande-t-elle.

— Non, merci.

Leïla est catégorique. On ne fait pas travailler les invités ! La Française rit, ce qui fait rire aussi la petite Amina.

— Tu m’écriras ? lance soudain Leïla.

— Bien sûr ! J’ai toujours écrit. Tu n’as pas eu mes lettres ?

Leïla est gênée.

— Lazhari ne me les a pas montrées. Il les a gardées pour lui.

L’étrangère s’étonne.

— Pourquoi ?

Leïla hausse les épaules.

— Je ne sais pas…

— Et si je ne mettais que ton nom sur l’enveloppe, il te les donnerait ?

— Je ne sais pas. Mais peut-être que tu pourrais m’écrire à l’école ? Là-bas, c’est Fadela qui va chercher le courrier ; elle me donnera tes lettres, c’est sûr.

2000

Leïla serre sa fille dans ses bras. Des larmes roulent sur leurs joues à toutes les deux. Comment a-t-on pu en arriver là ?

Depuis qu’Amina est entrée à l’école, Leïla se sent comme prisonnière de sa maison. Recluse derrière ses murs le plus clair du temps, comment pourrait-il en être autrement ? Elle n’a même plus le rire de sa petite princesse pour égayer ses journées. Mais la solitude n’est rien, quand on y réfléchit. Le plus dur, c’est l’hostilité des hommes, cette chape de plomb qui s’abat sur ses épaules lorsqu’ils rentrent.

Lazhari et Mohamed. Son fils a quinze ans. Le soleil de ses jours s’est transformé en tyran. Rien n’est jamais assez bien pour lui. Le tajine n’est pas assez chaud, le thé pas assez sucré, le couscous pas assez garni, sa sœur pas assez discrète, sa mère pas assez prompte à satisfaire ses moindres demandes, les prières pas assez ferventes… Lazhari ne dit rien ; il laisse faire. Il a l’air très fier de voir son fils se comporter en homme saint. Lui qui vouait à son ami Driss une admiration sans faille pour son indépendance intellectuelle – peut-être parce qu’il ne se sentait pas capable d’agir de même ? – est devenu proche des fondamentalistes musulmans.

Parfois, Leïla a peur. L’autre jour, par exemple…

Amina rentrait de l’école avec une voisine. Elles riaient dans la rue. Mohamed les a vues ; il a fait une esclandre. A sommé sa sœur de se taire et l’a littéralement traînée jusqu’à la maison. Où il a fini par la jeter par terre, dans le sable de la cour. Leïla s’est précipitée pour relever sa fille en pleurs et rouge de honte. C’est alors que Lazhari est intervenu.

— Fais attention, ma fille, si tu veux continuer à aller à l’école.

Cette phrase a fait l’effet d’une douche glacée sur Leïla. La menace était à peine voilée. Retirer sa fille de l’école ! Déjà qu’il lui impose de porter le foulard… Leïla n’a jamais rêvé ce genre de chose pour Amina.

À suivre

Au nom d’Allah est l’une des onze nouvelles qui composent le recueil Fragments de Sud.
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