Le début de cette histoire se trouve ici. Au nom d’Allah est l’une des onze nouvelles qui composent Fragments de Sud.
Le tajine est disposé sur la table basse du salon. Chacun s’est installé autour, sur le tapis de laine. Lazhari rompt la kessera – le pain arabe – et en distribue les morceaux aux invités.
— Bon appétit !
— Et ta femme, elle ne vient pas manger ? s’étonne le Français.
Lazhari sourit. Quelle drôle de question !
— Elle mange à la cuisine.
— Ah, non ! Il faut qu’elle mange avec nous…
Lazhari ne dit rien, mais il est contrarié. Ce n’est pas comme ça que les choses se font.
— Leïla ! appelle-t-il pourtant.
— Oui ?
— Les Français voudraient que tu viennes manger avec nous.
Leïla sent son cœur rater un battement. Elle n’a jamais mangé avec des hommes et ne sait pas trop comment se comporter face à eux. Mais il y a la jeune Française qui lui sourit.
— Ça nous ferait vraiment plaisir, dit-elle doucement.
Leïla hésite. Elle voudrait passer plus de temps avec l’invitée. Femme comme elle, mais tellement différente. Une telle occasion ne se représentera peut-être jamais ? Mais le poids du regard de Lazhari posé sur elle la ramène à la réalité.
— Non, merci. Je préfère rester à la cuisine. J’ai du travail…
Le lendemain, ni Leïla ni Lazhari ne vont travailler : on n’abandonne pas comme ça des invités. La matinée se passe en palabres autour du thé. Lazhari ne se lasse pas d’entendre les Français raconter leur voyage. Ils ont déjà parcouru le Maroc de fond en comble, tout le Nord de l’Algérie… Ils ont rencontré Driss ! Et tellement d’autres. Parfois, leurs questions le font sourire. Ils ont l’air de tout découvrir comme des enfants. Et tout les étonne.
— Ces femmes, à Ghardaïa, voilées de la tête aux pieds… On ne leur voit qu’un œil ! C’est quand même surprenant, non ?
Lazhari hoche la tête. Il connaît bien Ghardaïa. La palmeraie de Beni Isguen et ses maisons ombragées où l’on aime à se retirer pendant les mois les plus chauds de l’année. Les femmes voilées de noir y ont toujours fait partie du paysage. Lui ne s’en est jamais étonné. C’est la tradition. Et la tradition, c’est sacré.
— Tu ne voudrais pas que ta femme se voile comme ça, quand même ?
Dans la cuisine, Leïla s’immobilise. Que va répondre Lazhari ? Certes, il ne lui a jamais demandé de revêtir le grand voile noir des Mozabites – d’ailleurs, il n’a aucune raison de le faire : ils ne font pas partie de cette communauté – mais il n’accepterait jamais qu’elle sorte dans la rue en cheveux comme la Française, ou comme les jeunes filles d’Alger. Les traditions sont faites pour être respectées.
— Nous ne sommes pas mozabites, répond laconiquement Lazhari. La question ne se pose pas.
Les étrangers vont partir. Lazhari a ouvert le grand portail métallique pour qu’ils puissent sortir leur moto de la cour. Aussitôt, les enfants du quartier se sont attroupés autour. Tous veulent la toucher, regarder le compteur kilométrique.
— Elle va jusqu’à 220 à l’heure ? s’étonne l’un d’eux.
Le Français rit.
— Non ! C’est marqué sur le compteur, mais on ne va jamais aussi vite. Sur la piste, ce n’est pas possible !
Lazhari est fier de l’intérêt que ses visiteurs suscitent. Un instant, il est comme le roi du quartier. Leïla, elle, s’est cachée dans sa maison : sans son foulard, elle ne peut pas sortir. Avec une pointe d’envie, elle regarde les Français plaisanter avec les enfants. Serrer la main de Lazhari… Ils vont partir.
Tous deux ont pourtant l’air d’attendre quelque chose. Ou plutôt quelqu’un. Elle !
— Leïla a disparu ?
— Non, elle est à la maison.
Ils s’approchent d’elle. Lui serrent la main. La jeune fille l’embrasse. La serre un instant contre elle… Leïla sourit. Ce souvenir restera à jamais gravé dans son cœur.
1993
Leïla sursaute quand son fils surgit tout à coup dans la cuisine.
— Il faut préparer du lait et des dattes ! Et du thé ! Des étrangers arrivent !
— Des étrangers ? Quels étrangers ?
— Je ne sais pas. Ils disent qu’ils sont déjà venus. Ils étaient à l’école.
L’école… Leïla n’y travaille plus depuis la naissance d’Amina, il y a trois ans. Sa petite princesse aux yeux de gazelle ! Lazhari a trouvé que ce n’était plus une bonne idée pour elle d’aller travailler. Avec deux enfants à la maison, une femme a bien assez à faire. C’était à lui de subvenir aux besoins de la famille. Mohamed est devenu le seul lien entre Leïla et l’école Hofret el Abbès : il y est élève depuis ses six ans.
— Ils sont où, en ce moment, ces étrangers ?
— À l’école. Le directeur les a fait entrer dans son bureau et il m’a demandé de venir te prévenir. Il va leur offrir le thé en attendant que Papa vienne les chercher.
Justement, Lazhari arrive du collège. Mohamed se précipite vers lui et renouvelle ses explications. Bientôt, l’homme et l’enfant repartent.
Leïla est songeuse. Des étrangers. Qui sont déjà venus. Ce sont forcément les deux Français à moto. Tout en s’affairant dans sa cuisine, la jeune femme se remémore leur visite, cinq ans plus tôt. Ce souffle d’air frais trop tôt disparu qui lui avait laissé à la gorge le même goût d’amertume que le premier thé. Des lettres avaient suivi, mais Lazhari les gardait pour lui. Il avait juste exposé, sur le buffet du salon, la photo de lui qu’ils avaient prise devant la maison avant de partir. Tout au fond de l’image, on distinguait à peine la silhouette de Leïla, cachée dans l’ombre, derrière la porte.
Elle se souvient de leurs questions, de leur indignation à propos du voile des Mozabites. Auront-ils remarqué, cette fois, combien les femmes voilées sont devenues nombreuses ? Parfois, Leïla se dit qu’un vent de folie s’est mis à souffler sur l’islam algérien et une drôle d’angoisse la prend à la gorge.
Au nom d’Allah est l’une des onze nouvelles qui composent le recueil Fragments de Sud.
Elle vous a plu ? Achetez le livre sur Kindle et dites aux autres ce que vous en avez pensé 🙂
P.-S. : Fragments de Sud existe aussi en papier. Achetez-le sur mon site d’auteur.
Bonjour, j’ai bien aimé ce que j’ai lu, merci.
A bientôt !
zenie
zenie Articles récents..Merci 2011 !
Bonjour Zenie,
Bienvenue sur ce blog et merci pour ce premier commentaire.
J’espère que la suite te plaira autant 🙂
Florence
Bonjour Florence,
Il y a beaucoup d’amour dans ce que vous avez écrit. Ne pas juger autrui et se contenter d’aimer… il en faudrait des gens comme vous.
Ce que vous avez vécu, je l’ai vécu également mais pour ma part j’étais l’accompagnateur des « étranger ». Ma mère était originaire d’une palmeraie Marocaine et elle se voilait sous un drap selon les traditions de son village… plus tard, elle s’est retrouvé dans une petite ville où elle a mis une Jellaba. après le décès de mon père, elle a porté un foulard en laissant apparaître son beau visage blanc… comme quoi, ni les traditions, ni son amour pour dieu ne l’ont forcé à quoi que ce soit, seul le temps a pu changer les choses.
Bravo pour votre article et on attend la suite avec impatience.
Salutations cordiales de Montréal.
O
Bonjour Omar,
Bienvenue sur ce blog et merci pour ce commentaire !
La suite de cette histoire est déjà en ligne. Vous pouvez la retrouver dans la catégorie Écrits personnels (http://www.amotsdelies.com/blog/category/ecrits-personnels/). Bonne lecture !
« Au nom d’Allah » est l’une des nouvelles du recueil intitulé « Fragments de Sud ».
Florence