C’est l’une des onze nouvelles qui composent Fragments de Sud. Je l’ai découpée en trois parties pour que vous puissiez mieux la déguster. Bonne lecture !
Il pleut sur Chiloé, la grande île du Sud chilien. Quoi de plus normal ? Ici, on a l’impression qu’il pleut toujours… De grosses gouttes qui frappent les maisons de bois sans discontinuer, du matin au soir, sous un ciel gris qui pèse sur le village comme un couvercle. Dans un tel environnement, on se sent comme emprisonné derrière des barreaux liquides. L’humidité s’incruste partout : dans les maisons, dans le corps, dans le cerveau. On en perd jusqu’au souvenir du soleil. Jusqu’à l’envie de sourire.
Rosa Maria se surprend à courber l’échine lorsqu’elle sort de chez elle pour se rendre au port. Comme si une main invisible la forçait à se plier en deux. Pourtant, elle avance. Sans réfléchir. La tête couverte d’un foulard, de lourdes bottes aux pieds, elle arpente la rue déserte. La pluie lui cingle le visage, ses traînées lézardent le paysage qui semble parfois disparaître derrière un rideau opaque. La Pointe de la Madone n’est même plus visible.
Fichue pluie…
Enfin, elle discerne le minuscule marché aux poissons. Couvert, bien sûr : tous les marchés sont couverts, à Chiloé. C’est obligé. On ne pourrait pas tenir des heures, comme ça, sous la pluie.
Les pêcheurs sont déjà partis. Il ne reste plus que les déchets de la vente. Plusieurs chiens sont en train de se disputer des entrailles de poissons. Rosa Maria les envoie promener d’un coup de pied bien placé : elle ne va quand même pas passer après eux ! La fille du Trauco ne vaut peut-être pas grand-chose, mais il ne faut pas exagérer.
En fouillant dans le tas d’ordures, la jeune fille met la main sur quelques minuscules poissons. Du menu fretin quasi inutilisable : après avoir enlevé la peau et les arêtes, elle n’en tirera guère plus d’une bouchée ou deux. Mais il y a aussi une demi-douzaine de clovisses entrouvertes dont personne n’a voulu : pas assez fraîches, sans doute. Rosa Maria les enfourne dans un sac en plastique et repart d’un pas décidé. Direction la plage, cette fois.
La mer est grise, comme le ciel. D’ailleurs, on ne les distingue même pas l’un de l’autre. C’est comme s’il y avait une espèce de continuité entre les vagues qui viennent rouler sur le sable, les nuages, la pluie… Un univers d’eau et de tristesse, sans début ni fin. Qui se déroule et vous enveloppe.
Rosa Maria patauge dans l’eau à la recherche d’algues, comme tous les matins. Chaque jour que Dieu fait, c’est ainsi qu’elle commence sa journée : en allant glaner les produits de la mer. En y ajoutant quelques pommes de terre et beaucoup d’eau, elle obtient une soupe qui la nourrira pour la journée. Lorsqu’elle considère que son sac en plastique est suffisamment plein, elle se recueille quelques secondes face à la mer et remercie la Pincoya – cette femme qui personnifie l’abondance des espèces marines – d’assurer sa survie.
Parfois, Rosa Maria se mettrait presque à douter de la réalité de son existence. Depuis qu’elle a vu le jour, sa vie se mêle tant à la fantasmagorie chilote que c’est comme si elle n’existait pas vraiment. Ou comme si elle évoluait dans une espèce d’entre deux mondes qui n’appartenait qu’à elle. Elle, la fille du Trauco.
Antonia, sa mère, est morte lorsqu’elle avait dix ans. Muette, elle n’avait jamais rien pu lui raconter de sa naissance. Ou de son père. Elles avaient toujours vécu toutes les deux, seules, dans une maisonnette isolée qui ne recevait guère de visites. C’était un univers à part, étrange… Même si elle avait commencé à parler très tard – à son entrée à l’école, en fait – Rosa Maria avait compris très tôt qu’elle était différente de sa mère : cette dernière n’émettait jamais aucun son alors qu’elle, Rosa Maria, aimait rire ou crier avec les mouettes.
À l’école, les autres enfants l’avaient tout de suite mise à l’écart. Du haut de ses six ans, elle n’avait pas bien compris pourquoi, mais elle s’en moquait : elle était habituée à la solitude. Ailleurs, des chiens et des mouettes l’accompagnaient parfois – sans vraiment « être » avec elle – ; ici, il s’agissait d’enfants. Voilà tout.
L’institutrice était la seule à s’intéresser à elle. Chaque jour, elle la gardait un peu après la classe pour lui apprendre à parler. Pour Rosa Maria, c’était comme une porte qui s’ouvre. Comme un passage vers un autre monde. Elle aimait ces moments d’apprentissage qui agrandissaient son horizon, mais cet autre monde qu’elle entrevoyait lui faisait aussi très peur. Car plus elle en apprenait sur lui, mieux elle comprenait qu’elle y n’avait pas sa place.
Comme tous les enfants, elle allait à l’école à pied. La seule différence, c’est qu’elle faisait toujours le trajet toute seule. Personne ne marchait à ses côtés ; personne ne lui parlait. D’ailleurs, elle ne parlait pas non plus. Comme si l’institutrice était la seule personne capable de l’entendre. De temps en temps, pourtant, elle sentait qu’on la regardait. Qu’on parlait d’elle. Des mots revenaient souvent : « la fille du Trauco ».
Rosa Maria avait d’abord cru que c’était le nom de son père. Après tout, on disait bien d’elle, aussi, qu’elle était la fille d’Antonia ! Plusieurs années avaient passé avant qu’elle ne comprenne de quoi il retournait vraiment.
Il lui arrivait encore parfois de penser à cette triste journée…
C’était à l’école, un jour où il avait fallu dessiner un personnage. Lequel ? Rosa Maria ne se rappelait plus. La seule chose dont elle était sûre, c’est qu’il s’agissait d’un homme. Quelqu’un avait complètement raté son dessin. Ça avait fait rire tout le monde. Des rires qui avaient redoublé quand un des élèves avait lancé :
— On dirait le Trauco !
L’institutrice avait demandé des explications : elle n’était pas chilote et ne connaissait pas le Trauco. Les rires s’étaient tus aussitôt : on ne parlait pas facilement de ces choses-là aux étrangers… Rosa Maria avait aussi senti qu’on commençait à la regarder en coin.
— Le Trauco, c’est quelqu’un de très laid, avait fini par lancer quelqu’un.
— D’accord, mais on n’appelle pas tous les gens laids comme ça ?
— Non, pas tous. Le Trauco, c’est juste le Trauco. Personne d’autre. Seulement, il est très laid.
— Et qu’est-ce qu’il a de particulier ? Qu’est-ce qu’il fait ?
Le silence gêné qui avait accueilli la question n’en finissait pas de s’éterniser. L’institutrice s’impatientait. Rosa Maria aussi, mais elle sentait qu’il ne fallait pas le montrer si elle voulait vraiment savoir. Enfin, une grande fille un peu délurée avait osé répondre. Très vite.
— Il fait des enfants aux filles qui n’ont pas de mari.
L’institutrice n’avait pas insisté. Rosa Maria avait fait comme si elle n’avait rien entendu. Et le cours de la classe avait repris normalement.
Plus tard, elle avait trouvé dans la minuscule bibliothèque de l’école un recueil intitulé Contes et légendes de Chiloé. Alors qu’elle le feuilletait, son regard avait été accroché par une illustration : elle représentait une espèce de petit bonhomme affreux, difforme et vêtu de paille, appuyé sur un bâton noueux. C’était le Trauco.
Dans le livre, il y avait son histoire. Ou plutôt sa description. Rosa Maria avait ainsi découvert que ce drôle de personnage vivait dans la forêt. Qu’il était très petit, mais aussi très fort. Et que, malgré sa laideur repoussante, il avait la faculté d’éveiller un désir irrésistible chez les jeunes filles. Désir auquel il ne manquait jamais de répondre.
Elle avait alors compris qu’être la fille du Trauco, c’était n’être la fille de personne. D’ailleurs, à la mort de sa mère, elle s’était retrouvée toute seule : malgré son jeune âge, personne n’avait voulu la prendre en charge. Seule la vieille Bernardita – la mère de Don Oscar, le postier – avait continué de lui fournir les semences qu’elle procurait à sa mère pour le jardin. L’institutrice, pour sa part, avait continué à la recevoir à l’école jusqu’à ses douze ans. Parfois, à la fin de la journée, elle lui donnait une assiette de soupe. Mais après, elle avait dû se débrouiller toute seule.
La fille du Trauco est l’une des onze nouvelles qui composent le recueil Fragments de Sud.
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